Notre club (RC Nantes) a récemment reçu pour un weekend amical des membres du RC Mayet (Sarthe). Ils ont bien sûr visité les spots emblématiques de Nantes, et un moins connu : le mémorial de l’esclavage. A cette occasion, Francine Batossi, une de nos membres, a écrit un texte de nature à intéresser plus largement l’ensemble des membres du district.
Le Rotary Club de Nantes et le Rotary Club de Mayet sont deux organisations qui se côtoient et qui marquent leurs liens d’amitié par des visites réciproques. Ainsi en avril 2024, certains membres du Rotary Club de Nantes ont été reçus en visite durant un week-end à Mayet. En avril 2025, ce fut le tour du club de Nantes d’accueillir certains membres de Mayet. C’est à l’occasion de cette rencontre que la visite du mémorial de l’esclavage de Nantes a été proposée aux amis. Afin d’accompagner cette sortie, un résumé de l’histoire de l’esclavage a été proposé pour enrichir la découverte.
Introduction
Le commerce triangulaire par son ampleur, a eu plus d’impact en cinq siècles que la traite des noirs par les arabes en mille ans.
Les statistiques occidentales annoncent 25 millions de déportés et 50 millions de morts directes et indirectes, tandis que celles africaines exposent que plus de 200 millions de personnes ont été déportées en cinq cents ans.
Les Africains envisagent la traite négrière en termes de ruine économique et une perte de l’âme (selon Alfonso 1er roi du Congo, 1506-1543), tandis que les européens l’arborent sous la forme d’un commerce, le plus rentable de toute l’histoire de l’humanité, la base du capitalisme, la face cachée de la révolution industrielle.
Pour les peuples d’Amérique, c’est le socle de la construction de l’Amérique actuelle, en particulier du Brésil, du Canada et des USA.
Pour les afro-américains, c’est le déracinement, le traumatisme le plus violent et le plus vivace de l’histoire d’un peuple, mais aussi le symbole de la lutte pour les droits civiques et humains, dans un environnement hostile qu’ils s’efforcent, en dépit de tout, de s’approprier depuis plusieurs centaines d’années.
En Occident en général, le contrat racial qui explique la mission civilisatrice de l’esclavage du noir par le blanc, puis la colonisation, mêlée à la violence extrême de ces actes de barbarie est le principe fondateur des relations entre l’Afrique et cette partie du monde.
En Afrique, il s’agissait au départ de faire du troc puis du commerce sur un pied d’égalité avec les européens, sans jamais perdre son âme, ni ses enfants.
Ces différences de perception, de statistiques et de récits sont les premiers paradoxes qui m’ont le plus marquée dans ma connaissance de l’histoire de la traite négrière, et qui se sont accentués au fur et à mesure de mes voyages en Afrique, en Amérique et en Europe.
I – L’existence de l’esclavage avant la traite transatlantique.
Il est important de savoir que le fait de réduire les hommes en esclavage a toujours existé dans le monde depuis les temps. Il s’agissait tantôt des esclaves des guerres, ou des hommes réduits en esclavage pour servitude de dettes, etc.
Cette pratique était présente dans la plupart des sociétés humaines (sociétés européennes ; y compris en Afrique et en Arabie.). Dès l’antiquité par exemple, les Grecs et romains pratiquaient l’esclavage dans leur société (servitude de dettes sur des grecs ou captifs de guerres). Au moyen âge par exemple la pratique de l’esclavage existait toujours en Europe (Grande Bretagne ; France, avec les serfs, etc.).
Le statut du Noir esclave, commence longtemps après l’Antiquité [1] et la chute de l’empire romain d’occident qui intervient en 476. C’est donc avec la conquête des Arabes, dans les années 641, que le statut du Noir esclave commence après que les routes d’approvisionnement en esclaves avec les Balkans et les Slaves ont été coupées.
Les Arabes, avec l’aide des berbères, traversent le Sahara et font leur première rencontre avec le peuple noir à l’entrée de Tombouctou, capitale de l’empire du Mali, sous le puissant empereur Soundiata Kéita (naissance vers 1200 et mort vers 1255). A cette époque, être esclave chez les arabes ne dépendait pas de la couleur de peau et il s’agissait d’approvisionner l’orient et surtout l’Irak et notamment Bagdad la capitale de l’empire Arabo-musulman en main-d’œuvre.
L’empereur Soundiata Keita adopte la religion musulmane au Mali. Cette décision a une conséquence importante pour les populations du Mali et du reste de l’Afrique au sud du Sahara. En effet, les Arabo-musulmans ne peuvent réduire des populations de croyance musulmane en esclave. Il faut rappeler qu’être esclave était un statut social, celui des derniers êtres de la société.
Les populations du Mali appartiennent désormais à la communauté islamique. Il faut alors trouver d’autres populations païennes au-delà des limites de l’empire du Mali pour les routes de l’esclavage qui approvisionnent les grands travaux en main d’œuvre de l’Empire Arabo-musulman et le commerce des esclaves. Des populations Arabo-musulmanes traverseront le Mali en direction de ces terres d’Afrique pour y effectuer des razzias.
Ces razzias arabes vont exister jusqu’en 1375 et conduire à la création de routes reliant l’Arabie à l’Afrique. Certaines de ces routes passent aussi par le royaume du Kanem-Bornou dans la région du Tchad. Ce royaume s’est également converti à l’Islam. Il appartient donc également à la communauté islamique et jouera le même rôle que celui de l’empire du Mali dans les routes transsahariennes des razzias des Arabo-musulmans.
Les razzias vont coexister avec l’essor de l’Afrique, qui est alors le principal lieu de production de toutes les richesses.
II-De la recherche d’or à l’esclavage des noirs et la traite transatlantique.
A – Les Portugais de la recherche d’or à l’esclavage.
Il faut dire que la situation du peuple Noir bascule en 1324 avec le voyage à la Mecque de l’empereur du Mali Mansa Moussa, arrière-petit-neveu de Soundiata Kéita. Son voyage fut si faste que le cours du dinar diminua et les Européens en eurent connaissance. Ils décidèrent alors de profiter eux aussi de cette manne venue d’Afrique pour devenir extrêmement riches.
Il faut préciser que l’empire du Mali et son roi Kankan Moussa sont désormais représentés sur les cartes économiques et politiques qui circulent dans l’Europe du Moyen-âge, à l’exemple de l’Atlas Catalan où l’empereur du Mali y est représenté avec ses richesses d’or.
L’attrait de l’or par les Européens avait dépassé tout entendement. Tous les moyens étaient bons pour parvenir à ses fins.
Le Portugal a été le premier Etat européen à se lancer à la conquête de l’Afrique et de son or, à l’aide des caravelles. Il s’agissait à l’époque de contourner les arabes et d’accéder directement aux sources d’approvisionnement. Puis les autres Etats européens ont suivi le mouvement.
A défaut de ramener de l’or dès les premières expéditions, les Portugais étaient revenus avec des Hommes. Ce butin d’expédition parut si spectaculaire et lucratif à l’époque, que l’aventure continua. Elle se prolongea avec les plantations de canne à sucre à Sao Tomé. Le besoin de main-d’œuvre dans les plantations de sucre fut si important et lucratif au point qu’il fallut amplifier la captivité des Noirs, spécialistes de l’activité agricole.
B – L’appui moral de l’Eglise à l’esclavage et à la traite transatlantique.
Avec la bulle papale de 1454, les Européens bénéficient d’une certaine légitimité de l’Eglise catholique et du Vatican (le Pape Nicolas V) qui encourage le roi du Portugal Alphonse V à combattre et assujettir les « sarrasins, païens et autres ennemis du Christ où qu’ils soient » [2].
Avec cet appui moral et politique de l’Eglise, l’emploi de la main-d’œuvre noire s’est intensifié et s’est étendu à la construction de l’Amérique, notamment des Etats-Unis d’Amérique, du Canada et du Brésil. Les plantations de canne à sucre, de café, de coton se sont extrêmement développées et sont devenues très rentables.
Le commerce triangulaire est devenu l’activité économique la plus rentable de l’histoire de l’humanité, même s’il était risqué. A ses débuts, la rentabilité était de 3 fois la mise, puis est passée à 4 et à 10 vers la fin de la période de la traite. C’est au prix de ce commerce transatlantique que la richesse de l’Europe et de l’Amérique s’est construite. C’est également à ce prix que nous consommons du sucre et du café en Occident, que nous utilisons du coton dans le textile et que nous pouvons nous targuer d’être les nations les plus riches.
III – De l’abolition de l’esclavage à la colonisation des terres en Asie et en Afrique : la mise en valeur ou exploitations des territoires coloniaux au profit des métropoles.
Par ailleurs, il faut rappeler que la traite et l’esclavage ont été abolis en France officiellement en 1848. Mais au moment de cette abolition l’Etat français était déjà dans un nouveau processus de colonisation en direction de l’Asie (Indochine), Afrique (Afrique Equatoriale et Occidentale et à Madagascar, etc.) avec son lot de pratiques de domination :
– conquête et guerres coloniales, exploitation des ressources locales,
-mise au travail forcé des populations locales pour les grands travaux d’infrastructure (Exemple du Chemin de fer Congo-Océan de Brazzaville à Pointe-Noire et ses catastrophes humaines ; constructions des ports, etc.).
– paiement de l’impôt de capitation pour la constitution des budgets locaux des territoires, lesquels territoires jouissaient d’une autonomie financière et budgétaire, car la colonie devait se suffire à elle-même et inventer des moyens de financements de son budget, suivant la loi du 13 avril 1900 (qui entérinait l’autonomie financière des colonies).
Comme dans le cas de l’esclavage et la traite atlantique, la France ne fut pas la seule à s’engager dans le mouvement. A la Conférence de Berlin de 1884-1885, ces mêmes nations (Portugal, Royaume-Uni, Espagne, Pays-Bas, Italie, Allemagne, Belgique, etc.) se partagèrent l’Afrique et le reste du monde (Asie, etc.).
Les pays occidentaux s’engagèrent dans cette nouvelle entreprise de domination, occupation des terres, exploitations des ressources au profit des entreprises métropolitaines et des métropoles. Cette aventure entraîna une désorganisation politique, sociale et économique de ces populations pour asseoir le système de domination coloniale.
IV- De l’utilité du sujet.
A – L’enseignement de l’esclavage en Afrique/Europe/Amérique : des discours et contenus différents.
Il était important à mes yeux de faire ce rappel historique pour replacer la traite négrière dans son contexte. Souvent méconnue ou très peu enseignée en Occident, elle est racontée aux jeunes africains dès le cours primaire et durant le secondaire. Vécue comme un traumatisme qui a causé la ruine économique de l’Afrique, la perte de son âme et celle de plus de 200 millions de bras valides, alors que l’on sait que c’est la richesse humaine qui construit une économie.
La traite négrière, forte de la violence et de la terreur qui l’ont caractérisée constitue un crime vil, abrutissant et certainement horrible contre l’humanité, à l’instar des autres désastres et génocides qu’a connus le monde.
Mes chers amis, j’ai simplement voulu partager avec vous une histoire qui me touche, qui retient mon attention et suscite ma curiosité.
Le but est de partager avec vous le fruit de mes réflexions, les paradoxes que j’ai pu relever en me faisant raconter cette histoire en France, au Bénin et aux USA.
L’histoire n’est pas racontée de la même manière, les données qui en découlent sont différentes, la façon de percevoir les faits et de les expliquer est tout aussi différente d’un continent à l’autre. La même histoire vécue à travers trois continents recèle trois discours différents et c’est la synthèse de ceux-ci qui permet, plusieurs années après, de comprendre ce qui s’est passé.
Que s’est-il passé dans la tête des dirigeants occidentaux de l’époque ? Quel était ce besoin vital et si urgent de richesse à l’infini ? Comment les dirigeants africains de l’époque, n’avaient-ils pas dès le départ, compris et perçu les idées esclavagistes des missionnaires et commerçants européens venus les rencontrer ? Pourquoi malgré le niveau de richesse économique de l’Afrique à cette époque, elle n’a pas su imposer son “soft power” pour protéger ses enfants ? Pourquoi d’aucuns osent aujourd’hui parler de la traite négrière et de la colonisation comme deux œuvres civilisatrices pour un peuple qui était déjà à son apogée ? En quoi l’esclavage et la colonisation, au regard de leur degrés de violences permanentes sont-ils des œuvres de civilisation ?
B – L’esclavage et la traite transatlantique participent-ils de la perception du Noir dans le monde occidental ?
Au-delà de tout, je veux surtout souligner le lien entre la traite transatlantique et la perception du Noir dans le monde occidental de nos jours.
Il est un fait que les Etats Européens ont développé autour de cette histoire de l’esclavage et de la colonisation qui s’en est suivie des thèses sur la supériorité des races et notamment de la race blanche, développée à partir d’aucune véritable argumentation scientifique.
La preuve en est que nul ne pourrait aujourd’hui évoquer à nouveau ces grandes idéologies qui ont été au cœur de l’évolution des rapports du monde occidental aux autres peuples. Mais il faut rappeler que ces théories ont été propagées par des élites au sommet des Etats et enseignées et vulgarisées pour justifier une certaine domination coloniale occidentale sur le monde et les autres peuples dans le but de s’approprier leurs richesses [3].
Je tiens, à rappeler que nous ne sortirons tous de ce traumatisme qu’en regardant l’histoire en face et en posant des actes sincères et déterminés de réparation, sur le long terme. Chaque peuple de son côté, a ce devoir de mémoire et de réparation.
Nous ne sommes pas au Rotary pour effectuer ce travail, car ce n’est pas l’ADN de notre organisation. Mais en œuvrant à la solidarité internationale, nous apportons indirectement notre pierre à l’édifice.
Le Rotary est un creuset d’égalité entre tous les hommes, quels que soient leur couleur et leur pays. Je me plais à considérer que c’est le lieu privilégié d’expression de l’amitié et de la solidarité.
Sources
- Les routes de l’esclavage, documentaire ARTE en quatre épisodes
- Entretiens avec un docteur en histoire
- Cours d’histoire du Bénin
- Visites touristiques et historiques au Bénin, en France et aux USA
- https://www.herodote.net/almanach-ID-3462.php
Pour aller plus loin
1-RODNEY Walter, Et l’Europe sous-developpa l’Afrique, éditions caribéennes, 1986, 294 pages.
2-PLUMELLE-URIBE Rosa Amelia, La férocité blanche. Des non-blancs aux non-aryens, de 1492 à nos jours, 334 pages
3- IGNATIEV Noel, Comment les Irlandais sont devenus blancs, 338 pages, 2024
4- Vergès Françoise, Georgel Chantal, VIVIEN Alain, L’abolition de l’esclavage. Un combat pour les droits de l’homme,
5-REGENT Frédéric, Les maîtres de la Guadeloupe. Propriétaires d’esclaves (1635-1848), Editions Tallandier, Paris, 2019, 427pages.
6- Honour Hugh, L’Image du Noir dans l’art occidental. 4 : De la Révolution américaine à la première guerre mondiale. 1, Les Trophées de l’esclavage.
Mots-clés : or, sucre, café, coton, commerce, violence, richesse, ruine économique, perte de l’âme, rentabilité, révolte, contrat racial, civilisation, chrétienté, colonisation, matières premières, agriculture, travail, travail forcé, bâtisseur, espoir, résilience, fierté, peuple
[1] En Histoire, il s’agit de la période qui va de la naissance de l’écriture (vers 3000 avant JC) à la chute de l’empire romain d’Occident en 476.
[2] https://www.herodote.net/almanach-ID-3462.php.
[3] A titre d’exemple, il faut savoir que Jules FERRY l’initiateur de l’école républicaine laïque établissait la supériorité de la race blanche dans un discours à l’Assemblée nationale en 1885, sur la justification de la colonisation du Tonkin (Indochine française) et de Madagascar. Il invoque ‘’un droit des races supérieures à civiliser les races inférieures ‘’.
Crédit photo – Ibn Battuta – Linda Hall Library